Selon une publication conjointe des experts Enrico Bonadio (Maître de conférence en droit de la propriété intellectuelle à la City University of London) et Magali Contardi (doctorante en droit de la propriété intelectuelle à l’Université d’Alicante) dans la revue anglaise The Conversation,

la France a des chances d’obtenir gain de cause auprès de l’OMC dans la guerre des « bulles » avec la Russie 

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« Au début du mois, le président russe Vladimir Poutine a signé un amendement à une loi fédérale réservant l’utilisation du terme « champagne » uniquement aux vins mousseux fabriqués en Russie tandis que les producteurs français seraient obligés d’utiliser l’appellation de « vin pétillant » au dos de leurs bouteilles vendues sur le marché russe.

On pourrait soutenir qu’obliger les producteurs de champagne français à ajouter le terme générique « vin mousseux » sur leurs bouteilles et les empêcher d’utiliser l’appellation « champagne » constituerait une violation du droit international de la propriété intellectuelle. Cela pourrait également être considéré comme discriminatoire, puisque seuls les producteurs russes pourraient utiliser le terme cyrillique pour le champagne.

Le Comité Champagne, l’association professionnelle qui représente les intérêts des producteurs français de la région de Champagne, a déclaré qu’interdire l’utilisation de cette marque protégée au niveau international était « scandaleux ». La déclaration rappelle que la marque « Champagne » est protégée dans plus de 120 pays.

La nouvelle législation semble avoir été introduite sans consultation d’experts, et a été largement moquée par les connaisseurs de champagne sur les médias sociaux : « Il faut maintenant interdire aux Écossais et aux Américains d’utiliser le mot « whisky » », a plaisanté le restaurateur Sergei Mironov.

La décision de Poutine a, sans surprise, suscité de vives critiques de la part des producteurs de champagne français, qui sont protégés par les règles de propriété intellectuelle établies par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ces règles – auxquelles la Russie est liée – sont censées leur conférer un solide monopole sur l’utilisation de leur marque.

De grands producteurs français comme Moët Hennessy ont exprimé leur déception face à cette nouvelle disposition, suivie d’un appel général de l’industrie à suspendre les expéditions vers la Russie.

Le changement d’étiquette coûterait à l’industrie du champagne des centaines de milliers d’euros pour obtenir la nouvelle certification ainsi que des tests de laboratoire supplémentaires, de nouveaux codes-barres et des étiquettes pour les bouteilles.

Des produits russes pour la Russie

Le marché russe du champagne se classe au 15e rang mondial, mais il reste important car les Russes ont tendance à acheter des bouteilles de luxe.

La Russie importe environ 50 millions de litres de vins mousseux et de champagnes chaque année, dont 13 % de champagne en provenance de France. En 2020, les exportations de champagne français vers la Russie ont augmenté de près de 10 % pour atteindre près de 1,9 million de bouteilles, et ont augmenté d’environ 2 % en valeur, pour atteindre 35 millions d’euros.

Les commentateurs ont souligné que la nouvelle règle a une logique protectionniste déguisée, favorisant les producteurs de vins mousseux du sud de la Russie (Krasnodar) et de la Crimée. L’Association des producteurs russes de vins mousseux a déclaré qu’environ 250 millions de leurs bouteilles sont vendues chaque année sur le marché intérieur.

Ce n’est pas la première fois que la Russie introduit des mesures favorisant les fabricants nationaux. En 2014, les importations d’aliments étrangers comme les fromages parmesan et gouda et le jambon ibérique ont été restreintes afin de promouvoir les producteurs locaux. Et en 2017, une loi a été introduite pour augmenter les droits d’accises sur les vins mousseux étrangers.

Un différend à l’OMC en vue ?

La France a évoqué récemment la possibilité d’entamer une action en justice contre la Russie à l’OMC pour défendre les intérêts des producteurs de champagne français.

Le traité de l’OMC qui protège les marques interdit explicitement aux États d’introduire des exigences particulières – telles que l’obligation de traduire une marque dans la langue locale – qui « entraveraient de manière injustifiée » l’utilisation de ces marques.

Cette règle a été invoquée en vain par les opposants à une mesure australienne introduite en 2012, qui oblige les fabricants de tabac à retirer de leurs emballages les logos colorés et accrocheurs.

Les pays qui se sont opposés à la nouvelle loi, soutenus par les grandes marques de tabac, ont affirmé qu’imposer cette exigence s’apparente à un gouvernement qui dépouille injustement des entreprises privées de leurs marques, et pourrait également induire en erreur les consommateurs et les vendeurs. Les tribunaux de l’OMC n’étaient pas de cet avis, estimant au contraire que la loi était une mesure justifiable visant à décourager la consommation d’un produit nocif et mortel.

Dans une autre affaire portée devant l’OMC, les États-Unis se sont opposés à un programme indonésien exigeant des entreprises souhaitant obtenir des subventions nationales pour la production de voitures qu’elles enregistrent et utilisent une marque à caractère indonésien. Le tribunal de l’OMC a rejeté l’argument des États-Unis selon lequel la mesure constituait une entrave injustifiable à l’utilisation des marques, affirmant qu’aucune exigence n’avait été imposée aux constructeurs automobiles américains, puisque l’entrée dans le programme était volontaire et facultative.

Mais la nouvelle loi russe sur l’étiquetage des vins mousseux est différente. Elle ne semble pas avoir été adoptée dans l’optique d’un intérêt clair pour la santé publique, et les producteurs de champagne français ne peuvent pas non plus se soustraire aux exigences d’étiquetage en choisissant de ne pas y adhérer. Elle semble plutôt répondre à l’intérêt des producteurs russes d’être protégés et isolés de la concurrence féroce des fabricants de champagne français.

Si la France et l’UE déposent une plainte auprès de l’OMC, il est très probable qu’elles l’emporteront. Que l’on parvienne ou non à une décision finale ou à un règlement, la contestation à elle seule enverrait un message mondial selon lequel la mise en péril du patrimoine culturel et gastronomique incarné par les marques traditionnelles de vins et de produits alimentaires ne sera pas tolérée par les producteurs et leurs pays. »