Pourquoi ce nom de « cuisine note à note » ?

Posted: 05 Mar 2017 07:01 AM PST

La « cuisine note à note » est véritablement une « cuisine de synthèse », comme la musique électroacoustique est une « musique de synthèse ».

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Hervé THIS – Photo DR

Reprenons historiquement :
– il y a deux siècles, on jouait de la musique avec des instruments, qui produisaient des sons caractéristiques, limités, spécifiques : les vents sont les vents, les cuivres sont des cuivres, etc. Et, à la même époque, on cuisinait avec des ingrédients qui donnaient des goûts caractéristiques, limités, spécifiques : les carottes ont un goût de carotte, l’agneau un goût d’agneau, etc.

– puis, il y a un siècle environ, les physiciens apprirent à décomposer les sons en ondes sonores pures, de fréquence particulière ; on apprit qu’il y avait des « fondamentaux » et des « harmoniques », mais, surtout, on comprit que le timbre était dû à des groupes particuliers de sons. A la même époque, les sciences de la chimie commencèrent à explorer la composition des ingrédients alimentaires : on reconnut, dans un tissu végétal, la présence d’eau, de pectines, de cellulose, de sucres, d’acides aminés, etc. Et l’on comprit que les viandes étaient faites d’eau, de protéines, etc.

– il y a un demi siècle, l’avènement de l’électronique, puis de l’informatique, permit le développement de la musique électroacoustique : on pouvait enfin produire n’importe quel son, de synthèse, n’importe quel rythme, n’importe quelle musique, sans se limiter aux performances d’un humain jouant d’un instrument classique. Et la cuisine ? Elle n’avait pas changé.

– aujourd’hui, un enfant qui dispose d’un synthétiseur (20 euros dans un magasin de jouet)  peut composer n’importe quelle musique, de synthèse… et c’est seulement maintenant que s’introduit la « cuisine de synthèse » qu’est la cuisine note à note.

Pourquoi ce nom de « cuisine note à note » ? Pour des raisons historiques. En effet, après la création de la gastronomie moléculaire, il  y a eu, surtout dans le monde anglo-saxons, des confusions avec la « cuisine moléculaire ». Il m’a fallu batailler (et ce n’est pas fini) contre la confusion, qui était notamment due au fait que :
– le mot « gastronomie » est souvent confondu, fautivement, avec le mot « cuisine d’apparat »
– certains cuisiniers ont prétendu faire de la gastronomie moléculaire… parce que la chose était à la mode, attirait des journalistes, faisait du buzz…
Bref, c’est en 1999 que j’ai commencé à dire partout dans le monde qu’il y avait une différence entre la « gastronomie moléculaire », qui est de la physico-chimie, et la « cuisine moléculaire », qui est -c’est la définition- de la cuisine que l’on fait à l’aide d’ustensiles modernes.

Toutefois, vers 2002, cherchant un nom pour la cuisine de synthèse, j’ai voulu une terminologie qui s’éloigne le plus de la science… parce que la cuisine n’a rien à voir avec la science. Ayant alors dans l’idée que la cuisine, c’est une activité artistique, j’ai cherché un nom qui dirait cette parenté avec l’art, plutôt qu’avec la science. Et comme il y avait cette comparaison avec la musique, qui est un art, j’ai proposé « cuisine note à note ».
A noter que ce mot est un peu fautif, parce que l’on devrait dire « cuisine onde à onde », mais il s’agissait d’avoir aussi un nom un peu engageant.
Bien sûr, la terminologie de « cuisine de synthèse » s’imposera peut-être, à la place de « cuisine note à note »… mais peu importe : je ne vends rien !

This Hervé

Hervé THIS – Photo DR

L’administration de la science, ce n’est pas de la science

Amusant : en discutant avec des collègues « montés en grade », je m’aperçois que ces « directeurs » (qui font toutefois un travail merveilleux, sans quoi je ne perdrais pas de temps à leur parler) ne voient plus la différence entre les scientifiques et les administrateurs. Pourtant…

Un scientifique, une scientifique, c’est un individu qui produit de la connaissance scientifique, par un travail qui comprend les étapes suivantes : observation de phénomènes, caractérisation quantitative des phénomènes, réunions des données numériques en « lois » synthétiques, production de « théorie » par induction de mécanismes quantitativement compatibles avec les lois, recherche de conséquences théoriques testables expérimentalement, tests expérimentaux des conséquences, et l’on boucle à l’infini.
Un administrateur, c’est quelqu’un qui administre, qui cherche des moyens d’organiser l’activité des autres, qui représente, éventuellement, qui cherche des financements, qui les distribue… Rien à voir avec la production de connaissances, même si l’activité d’administration est indispensable à l’avancement des connaissances.
Un directeur ? Là, la question devient plus épineuse, parce que nos institutions sont plein de ces personnes qui, étymologiquement, doivent donner une direction. Sur quelles bases ? Avec quelle légitimité ?

Comme la question est difficile, je propose de la prendre en remontant, de la paillasse vers la direction scientifique d’un grand institut de recherche. En faisant l’hypothèse que le but de la recherche scientifique est bien la production de connaissances. Et, mieux encore, je propose de partir d’une discussion que j’avais eue avec Jean-Marie Lehn, qui me disait que j’allais un jour cesser de manipuler, pour « diriger une équipe ». Le temps a passé, et j’ai finalement accepté des étudiants en stage, puis des doctorants, des post-doctorants, des collègues en séjour sabbatique. Il est vrai que toutes ces personnes m’ont « volé » mes expérimentations… mais je n’ai jamais arrêté de faire de la science, parce que nos documents nommés « FMS » me permettent d’expérimenter sans être à la paillasse : il s’agit de prévoir toutes les étapes des manipulations, de les penser et, donc, de les faire encore plus précisément que si on les faisait en vrai. Et puis, il y a les calculs, qui sont également une « expérimentation scientifique », et que je n’ai jamais cessé de faire… bien au contraire : j’y passe tout le temps que mes jeunes amis ne passent pas.
Bref, avec cette façon de faire, je continue de faire de la science, même si je « dirige » un groupe de recherche. D’ailleurs, je sais que Jean-Marie Lehn fait de même : s’il n’a pas de blouse à la paillasse, il participe extrêmement précisément aux travaux, discute tous les résultats des manipulations qui sont faites, commente, imagine… et perd peu de temps en administration.

La preuve est donc faite que l’on peut « diriger » et faire de la science. Mais administrer ? Cela est moins sûr, parce que ce temps-là n’est pas focalisé sur la science, sur la productions de résultats expérimentaux, sur les calculs, en un mot sur les étapes énoncées au début de ce billet.
Alors, finalement, qui fait de la science ? Ceux qui ne font pas d’administration, ceux qui se focalisent sur la production de résultats expérimentaux, de notions, de concepts, de mécanismes, de théories.

Je propose donc de considérer comme « scientifiques » ceux qui publient dans des revues scientifiques des travaux dont ils connaissent le moindre détail expérimental ou de calcul.

Hervé This